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Mieux faire avec moins de moyens : la sagesse, ce n'est pas la vitesse, mais la durée

1 December, 2013

Laurence Arpin

Quand on pense à l’agriculture occidentale, certaines images nous viennent tout de suite en tête : grandes monocultures mécanisées, élevages massifs et productivistes, agriculteurs-gestionnaires, etc.  Heureusement, certains paysans préservent malgré tout, et souvent dans l’ombre, des savoir-faire et traditions hérités de siècles d’observations et d’expérimentations. Loin d’être nihiliste ou archaïque, leur quotidien s’inscrit plutôt dans un esprit de sobriété heureuse et de progrès véritable, c’est-à-dire durable et équitable. Trois mois de voyage, partagés en quatre étapes, m’ont permis de découvrir autant d’agricultures inspirantes pour le présent, mais aussi pour nos lendemains. Trois mois d’apprentissages rafraîchissants, donc, pour une étudiante en médecine vétérinaire persuadée que la souveraineté alimentaire des peuples ne passera ni par le génie génétique, ni par les technologies dépendantes du pétrole.

Ferme maraîchère en moyenne montagne, Les Jardins d’Illas, Rivèrenert, Ariège, France

Guillaume et Mélina Kédryna / Mai 2013

En me rendant aux Jardins d’Illas, je me suis quelque peu éloignée du monde animal.  Effectivement, Guillaume et Mélina cultivent sur leurs quelques arpents de terre d’anciennes variétés[1] de plantes légumières et fruitières, telles que des courges, pommes de terre, choux, carottes, tomates et framboises.  De plus, convaincus de l’importance sociale de ce patrimoine nourricier, ils s’emploient à la reproduction artisanale de leurs semences. Fait particulier, toutefois, les deux jeunes paysans font tout ce travail non pas avec un tracteur, mais avec Pyrène, leur loyale jument ardennaise. Ce fut donc pour moi l’occasion de m’initier au harnachement – et à sa nomenclature ! –, à l’attelage et au travail du sol en toute complicité avec l’animal de trait. La patience et la confiance de Guillaume m’auront à coup sûr mise en appétit pour ma formation en traction animale qui allait avoir lieu quelques semaines plus tard…

Exploitation de poly-élevage biologique, Ferme de l’Abbaye, Sorens, Canton de Fribourg, Suisse

M. Philippe Charrière, Institut agricole de Grangeneuve / Juin 2013

Deuxième arrêt dans mon parcours, et changement quasi total d’univers ! Effectivement, l’exploitation de l’Abbaye est une institution d’état où les étudiants en élevage biologique du canton de Fribourg peuvent mener à bien leur apprentissage agricole. La ferme, de grande envergure (140 hectares, 65 vaches laitières, 125 cerfs et 320 places en engraissement pour les porcs), correspond donc aux standards contemporains. En dépit de l’inconfort que j’ai pu ressentir à mon arrivée et du défi qu’a représenté pour moi le maniement de toutes ces machines à moteur – notamment les gros tracteurs sur les petites routes vallonnées ! –, le mois que j’ai passé en stage avec la sympathique équipe de l’Abbaye m’a ouvert les yeux sur de nouvelles pratiques agricoles, possibles même dans un cadre industriel. La découverte de la gestion raisonnée des pâturages a sans doute été le point fort de mon séjour, puisque c’est une dimension quasi absente de la réalité québécoise, où les vaches sont maintenues à l’intérieur toute l’année, que ce soit en stabulation libre ou entravée. Par ailleurs, ce fut intéressant d’être initiée aux méthodes de travail avec les cerfs d’élevage, de jolies bêtes au tempérament encore bien sauvage.

Ferme de polyculture-élevage et centre de formations en traction animale, Trait d’Avenir, Bourg-d’Hem, Creuse, France

Frédéric Carlier et Jessica Lefebvre / 1er au 12 juillet 2013

«La France des années 1950 était encore très largement nourrie grâce aux animaux de trait. C’est le plan  Marshall qui a sonné le glas de cette belle autonomie énergétique. En effet, celui-ci permettait d’échanger deux vaches, pour un tracteur Pony et ses outils.» 

Progrès, ou envolée illusoire et bien trop éphémère?  C’est cette remise en question fondamentale qui m’a amenée à suivre une formation en traction animale auprès de Frédéric Carlier, authentique paysan travaillant la terre depuis plus de vingt-cinq ans exclusivement avec ses juments véritablement épanouies. Pendant deux semaines, cet homme a donc partagé ses connaissances aux trois stagiaires que nous étions, avec autant de sensibilité, d’intelligence, que d’agilité au bout des doigts : élevage respectueux des chevaux, harnachement, travail du sol, débardage en forêt, fenaison, conduite d’attelage, parage des sabots, etc. Au sortir du stage, ce ne sont pas seulement mes habiletés techniques qui ont progressé, mais aussi, et surtout, ma conviction que d’autres pratiques agricoles plus respectueuses de la terre et des êtres vivants sont possibles, accessibles et souhaitables.

Élevage en haute montagne et transformation fromagère, Alpage des Cours, Cerniat, District de la Gruyère, Canton de Fribourg, Suisse

Vincent, Pascal, Raymond et René Andrey / Juin et 14-30 juillet 2013

Biologique avec discrétion, franchement rustique et à la fois moderne dans son organisation; en arrivant à l’alpage des Cours, chez la famille Andrey, quelle ne fut pas ma joie de découvrir, enfin, une vraie fromagerie ne ressemblant pas à un laboratoire ! Flore alpestre, vaches paissant librement, lait cru parfumé dictant les heures de la journée, chaudière de cuivre et feu de bois, indispensable force et toucher délicat de l’armailli[2] : autant d’ingrédients nécessaires pour obtenir ces fromages incomparables que j’ai eu le bonheur de voir naître quotidiennement pendant les quelque trois semaines passées à l’alpage. Depuis les soins portés aux vaches (le troupeau ayant moins de 6000 cellules somatiques/ml de lait !) jusqu’aux secrets de l’art fromager, les apprentissages ont été riches et inspirants. La valse dansée chaque jour par ces vaillants paysans gruyériens laisse non seulement derrière elle Vacherins fribourgeois et Gruyères d’alpage AOP, mais aussi la preuve vivante que plus gros et plus vite n’est pas toujours synonyme de mieux. Le regard profond de l’armailli et le sourire espiègle de son assistante, gravés en moi, témoignent de ce bonheur subtil qui émerge des épreuves qu’apporte chaque jour la montagne.                 

Après avoir bouclé ce périple de ferme en ferme, je reste la tête emplie de merveilleux souvenirs, de nouvelles connaissances et de pistes prometteuses[3] qui, je l’espère, m’aideront à construire la posture instruite et engagée que je souhaite avoir dans le cadre de ma future profession.  En ville, et un peu partout, on évoque de plus en plus le lien nécessaire qui unit la terre à la table.  Il est à souhaiter que cette (re)prise de conscience s’étende à la santé de nos cheptels, qui avant d’être une affaire d’intervention vétérinaire ciblée, est plutôt une question de méthodes d’élevage respectueuses de l’animal et du paysan dans leur globalité.


[1] À l’opposé des semences hybrides, de réels clones stériles laissant le contrôle de leur reproduction entre les mains des compagnies semencières.  Voir à ce sujet le livre Semences de l’organisation Kokopelli.

[2] Vacher et fromager traditionnel des alpages fribourgeois où les troupeaux de vaches passent l’été, de la montée (poya) en mai, à la descente (ryndia) en octobre.

[3] LABRE, Phillipe (DMV).  Médecines naturelles en élevage, tomes 1 et 2 (Homéopathie vétérinaire chez les bovins, ovins et caprins / Phytothérapie et aromathérapie chez les ruminants et le cheval), éditions FEMENVET, collection L’élevage autrement.